mardi 8 août 2017

Murray Bookchin, écologie ou barbarie

À la mort de Murray Bookchin, en 2006, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a promis de fonder la première société qui établirait un confédéralisme démocratique inspiré des réflexions du théoricien de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Une reconnaissance tardive pour ce militant américain auteur d’un projet égalitaire et humaniste.

par Benjamin Fernandez 

Le 6 janvier 2014, les cantons du Rojava, dans le Kurdistan syrien, se sont fédérés en communes autonomes. Ils ont adopté un contrat social qui établit une démocratie directe et une gestion égalitaire des ressources sur la base d’assemblées populaires. C’est en lisant l’œuvre prolifique de Murray Bookchin et en échangeant avec lui depuis sa geôle turque, où il purge une peine d’emprisonnement à vie, que le chef historique du mouvement kurde, M. Abdullah Öcalan, a fait prendre au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) un virage majeur pour dépasser le marxisme-léninisme des premiers temps. Le projet internationaliste adopté par le PKK en 2005, puis par son homologue syrien, le Parti de l’union démocratique (PYD), vise à rassembler les peuples du Proche-Orient dans une confédération de communes démocratique, multiculturelle et écologiste.
Né en 1921 à New York de parents juifs russes révolutionnaires, Bookchin grandit dans le Bronx, alors chaudron des luttes ouvrières américaines. Engagé très jeune dans les rangs communistes, qu’il quitte en 1936, au moment de la guerre d’Espagne, il milite à la fois au Congrès des organisations industrielles (CIO) et au Congrès pour l’égalité raciale (CORE). D’abord ouvrier de l’industrie automobile (notamment au moment de la grande grève de General Motors, en 1945), cet auto-didacte enseigne ensuite la sociologie au Ramapo College, dans le New Jersey. À sa mort, le 30 juillet 2006, il laisse une vingtaine de livres et plusieurs centaines d’articles.

Dans le Vermont de Bernie Sanders en 1971

Écologiste radical et visionnaire, il avance l’idée selon laquelle l’irrationalité du capitalisme et sa faiblesse fatale ne résideraient pas, comme l’affirmait Karl Marx, dans sa propension inéluctable à l’autodestruction, mais dans son conflit avec l’environnement naturel, sa logique de croissance destructrice à la fois de la nature et de la santé humaine. En 1964, son pamphlet « Écologie et pensée révolutionnaire » fixe l’idée fondatrice de l’écologie sociale : « L’obligation faite à l’homme de dominer la nature découle directement de la domination de l’homme sur l’homme (1)  » — celle-ci incluant la domination de genre, d’ethnie, de race aussi bien que de classe. D’où une proposition qui a valeur de programme : seule l’écologie sociale radicale peut entraîner le dépassement du capitalisme (2). Et, réciproquement, une révolution sociale apparaît à Bookchin comme la clé du changement écologique. Dès 1965, il s’inquiète du risque de réchauffement climatique et de ses conséquences sur les équilibres naturels et sociaux.
Contre une science construite sur une « image rigoureusement réactionnaire (3)  » de la nature, qui privilégie le récit de la compétition et de l’exploitation des ressources pour la survie, Bookchin propose une compréhension rationnelle du monde naturel, « créatif, coopératif, fécond », comme assise d’une éthique de la liberté. L’esprit hiérarchique qui « définit l’autre en termes de supériorité ou d’infériorité, promet-il, sera remplacé par une approche écologique de la diversité ».
En 1971, la publication du recueil Au-delà de la rareté propulse Bookchin au rang de figure de proue de la scène radicale new-yorkaise et lui confère une audience auprès de la Nouvelle Gauche américaine. Il y affirme que l’abondance de richesses créée par la technologie offre la possibilité historique d’un « accomplissement des potentialités sociales et culturelles » de l’humanité. Des technologies libératrices, décentralisées et écologiques pourraient permettre la transition de l’urbanisation capitaliste vers l’authentique cité démocratique.
Bookchin insiste sur la nécessité de répondre aux enjeux écologiques plutôt que d’organiser la classe ouvrière. Selon lui, le sujet révolutionnaire est le citoyen dominé, non le travailleur exploité. Il redéfinit l’anarchisme comme une solution pour les jeunes désireux non pas d’être menés par une avant-garde, mais de s’émanciper des « valeurs de hiérarchie et de domination » — dont le marxisme n’est pas exempt. Toutefois, ses positions sur la technologie l’éloignent des mouvements de la contre-culture, résolument technophobes.
Il s’oppose à l’environnementalisme, ce « capitalisme vert (4)  » qui persiste à voir le monde naturel comme un gisement de ressources exploitables. Il formule aussi une critique de l’écologie profonde, dans laquelle il voit des « signes inquiétants » d’autoritarisme (5). L’un des hérauts de ce courant, le biologiste américain Paul R. Ehrlich, affirme que ce qui menace la biosphère est la surpopulation (The Population Bomb, 1968) et prône la « contrainte » pour limiter les naissances.
La crise écologique résulte aux yeux de Bookchin de rapports sociaux dominés par la hiérarchie et le capitalisme. Une minorité parvient à accaparer et à épuiser les ressources. C’est pourquoi il importait à tout prix, selon lui, d’éviter que le mouvement écologiste ne devienne le chien de garde de l’élite des affaires, en luttant contre les discours moralisateurs visant les classes pauvres. Les ouvriers et les Noirs n’auraient pas tout à fait tort de dénoncer le mouvement écologiste comme une « cabale de Blancs privilégiés et élitistes », alors que les responsables du gaspillage sont les « dirigeants des grands conglomérats ».
En 1971, Bookchin quitte New York pour s’installer à Burlington, dans le Vermont, qui est alors le centre du mouvement des communes Free Vermont ; la pensée radicale américaine s’élabore dans l’« Arcadie vermontaise ». Il fonde en 1976 l’Institut pour l’écologie sociale, qui initie les étudiants à l’agriculture biologique et aux énergies renouvelables autant qu’à la théorie sociale radicale et à l’histoire révolutionnaire — un centre d’enseignement d’où émergent plusieurs mouvements, dont l’écoféminisme d’Ynestra King. Avec les Burlington Greens (« les Verts de Burlington »), il mène plusieurs campagnes de sensibilisation écologiste et présente aux élections municipales un programme de démocratisation des institutions locales. Le groupe contraint le maire, un certain Bernie Sanders, à prendre en compte la voix des assemblées de quartier et à renoncer à plusieurs grands projets, dont la construction d’une centrale électrique et un projet immobilier sur les rives du lac Champlain.
Dans ce bouillonnement d’expériences, Bookchin élabore un programme politique pour l’écologie sociale : le municipalisme libertaire (6), un projet de « démocratie communale directe qui s’étendra graduellement sous des formes confédérales (7)  ». Les militants sont invités à travailler à une « reconstruction radicale » des institutions locales par le bas, à créer des assemblées citoyennes, des « formes de liberté » assez fortes pour supprimer le capitalisme et assez légitimes pour empêcher toute forme de tyrannie. Ils ont également vocation à se porter candidats aux élections locales, à municipaliser l’économie et à se confédérer avec d’autres communautés afin de former un pouvoir alternatif pour « contrer la centralisation du pouvoir de l’État-nation ». À partir de 1977, Bookchin joue un rôle prépondérant dans l’organisation du mouvement antinucléaire Clamshell Alliance et met sur pied avec son fondateur, M. Howie Hawkins, un réseau de la gauche écologiste, le Left Green Network.
Les anarchistes, pensait Bookchin, sont enclins à accepter sans grande difficulté le municipalisme libertaire, fédération de communes autonomes dans la tradition de Pierre Joseph Proudhon, Mikhaïl Bakounine, Pierre Kropotkine ou Nestor Makhno. En 1984, il est invité à la rencontre internationale « Ciao anarchici », à Venise. Janet Biehl, qui a été sa compagne pendant vingt ans et lui a consacré une biographie, raconte comment il est monté à la tribune habillé d’un uniforme de travail vert, une rangée de crayons de mécanicien dans sa poche de chemise : « Il leur a dit : “Les mouvements féministes, écologistes et communalistes doivent créer des communautés humaines décentralisées adaptées à leurs écosystèmes. Ils doivent démocratiser les villages et les villes, les confédérer, et créer un contre-pouvoir face à l’État.” »
La rencontre se révèle catastrophique. On lui objecte que les gouvernements municipaux ne sont que des États-nations en miniature ; les conseils de citoyens, de petits Parlements. Les participants rejettent le principe du vote à la majorité, associé à une tyrannie du plus grand nombre. Bookchin en conclut que l’anarchisme est incompatible avec le socialisme. En plaidant pour la souveraineté de la personne, et non du peuple, les anarchistes de son époque se complaisent à ses yeux dans une simple radicalité « de style de vie » (8). Il décide de se retirer de la politique.
Il consacre la suite de sa vie à étudier les mouvements révolutionnaires, des révoltes d’esclaves dans la Méditerranée antique à la participation des anarchistes à la guerre d’Espagne en 1936 en passant par la Commune de Paris ; des « formes de liberté » qui disputent son hégémonie à l’État-nation (9). Si la révolution socialiste n’est advenue ni par la prise du pouvoir d’État ni depuis les marges de la société, il existe une troisième voie : la mener « dans une arène où le combat peut mobiliser le peuple, l’aider à s’éduquer lui-même et à développer une politique antiautoritaire qui inventerait une nouvelle sphère publique contre l’État et le capitalisme (10)  ». Son nom : le communalisme. On comprend qu’une telle définition du combat politique puisse aujourd’hui mobiliser les militants pour l’autonomie du Kurdistan, écartelés entre quatre pays, en butte aux assauts de l’État turc et en première ligne dans la guerre contre l’Organisation de l’État islamique.
Suivant les principes du « confédéralisme démocratique » promu par M. Öcalan, les cantons de Djézireh, de Kobané et d’Afrin se sont dotés d’une structure administrative fédérale regroupant les délégués des conseils populaires (les maisons du peuple), mandatés par les assemblées de communes. La fédération est chargée des commissions pour la défense, la santé, l’éducation, le travail et les affaires sociales. Chaque conseil gère les ressources agricoles et énergétiques (le Rojava est riche en pétrole, mais ne peut l’exporter en raison de l’embargo) de manière autonome, coopérative et écologique (11). Dans le Kurdistan du Nord turc, le Congrès pour une société démocratique (DTK) fédère depuis 2010 les conseils venant des villes, districts et arrondissements de la région. Le DTK, qui se veut un conseil des conseils, accueille également des représentants des communautés arménienne, araméenne, yézidie, alévie et turkmène qui fuient les conflits.
En 1999, lors des manifestations de Seattle contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC), des militants du mouvement altermondialiste invitent Bookchin à donner une conférence. Il affiche cependant son scepticisme devant des groupes anarchistes violents qui proclament la révolution ou des cercles d’affinités sur Internet qui restent loin de construire des « formes de liberté », des institutions alternatives permanentes et stables. Dans les années 1970, les mobilisations éphémères contre la guerre du Vietnam l’avaient persuadé que les manifestations, aussi importantes soient-elles, ne pouvaient créer par elles-mêmes une émancipation sociale, les « offensives de printemps » dépassant rarement les « vacances d’été » (12).
Les mouvements d’assemblées citoyennes, où s’exprime la demande grandissante de démocratie directe, donnent au programme de Bookchin une résonance nouvelle. Ils ont suscité des rééditions de ses livres et articles, dont un recueil paru en 2015 sous un titre éloquent : The Next Revolution La prochaine révolution »). « Des quartiers de la Commune de Paris aux assemblées générales d’Occupy Wall Street et ailleurs, peut-on lire dans l’introduction, ces conseils démocratiques auto-organisés parcourent l’histoire comme un fil rouge (13).  » L’ouvrage célèbre comme un précurseur cet « expert en révolution non violente » et voit dans son projet « une politique pour le XXIe siècle ».

Les limites de l’occupation des places

Serait-il enchanté devant l’occupation démocratique des places ? Inlassable militant et critique sans concession, il avait anticipé certains des problèmes auxquels ces mouvements sont confrontés : les difficultés inhérentes à la pratique du consensus, ou l’idée que les campements peuvent tenir lieu de pouvoir populaire. Pour créer une force politique, ceux-ci doivent selon lui être institutionnalisés en assemblées locales dans les quartiers et les villages.
Il n’est pas certain par ailleurs que ces mouvements rejoignent la radicalité de ses propositions. Comment, notamment, assurer la sécurité des communes dans leur confrontation inéluctable avec l’État et le système capitaliste ? Bookchin pensait qu’il faudrait une « milice populaire » pour « défendre par les armes, si nécessaire, l’économie municipalisée », sur le modèle des citoyens-soldats athéniens (les hoplites), de la Makhnov-chtchina — l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne (1918-1921) — ou des milices d’ouvriers et de paysans du gouvernement anarchiste de Catalogne en 1937.
Après la mort de Murray Bookchin, pendant les dix années qui ont été nécessaires pour écrire sa biographie, Janet Biehl — désormais principale figure de l’écologie sociale — a pris ses distances avec l’antiétatisme intransigeant de son mentor. Sans le cadre de l’État-nation, comment, demande-t-elle, « corriger les injustices sociales et défendre les droits civils », limiter le réchauffement climatique ou même assurer la sécurité sociale ? Peut-on être sûr que les communes seront un lieu de rationalité démocratique, égalitaire et écologique, alors que, note-t-elle, « certaines localités, comme dans le sud des États-Unis, sont réactionnaires » ou que d’autres s’opposent à l’action environnementale et « ne s’y engagent que si le gouvernement fédéral les y force » (14) ?
Bookchin pensait que ces problèmes seraient résolus par la pratique. Souvent jugé utopiste, trop radical ou trop critique par ses contemporains, il a néanmoins consacré sa vie, comme en témoigne Biehl, à « incarner l’idéal de la gauche : démocratique, rationnelle, laïque, non hiérarchique, libertaire et écologique. Il était internationaliste et antimilitariste. Il était théoriquement cohérent. Il était humain et éthique. Avant tout, il était socialiste ». L’être humain, croyait-il, méritait la liberté qu’il chérissait, et une vie décente. Il était donc trop intelligent pour ne pas vivre dans une société rationnelle.

Benjamin Fernandez
Sociologue et journaliste. 
 
(1) Murray Bookchin, Au-delà de la rareté, Écosociété, Montréal, 2016. On peut retrouver de nombreux textes traduits en français sur www.ecologiesociale.ch
(2) Murray Bookchin, Qu’est-ce que l’écologie sociale ?, Atelier de création libertaire, Lyon, 2012.
(3) Murray Bookchin, Pour une société écologique, Christian Bourgois, Paris, 1976.
(4) Vincent Gerber et Floréal Romero, Murray Bookchin. Pour une écologie sociale et radicale, Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2014.
(5) Cité dans Janet Biehl, Ecology or Catastrophe : The Life of Murray Bookchin, Oxford University Press, 2015.
(6) Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire : la politique de l’écologie sociale, Écosociété, 1998.
(7) Murray Bookchin, From Urbanization to Cities : Towards a New Politics of Citizenship, Cassell, Londres, 1995.
(8) Murray Bookchin, Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : An Unbridgeable Chasm, AK Press, San Francisco et Edimbourg, 1995.
(9) Murray Bookchin, The Third Revolution : Popular Movements in the Revolutionary Era, quatre tomes, Cassell et Bloomsbury, Londres et New York, 1996-2005.
(10) Cité dans Janet Biehl, « Bookchin breaks with anarchism », 2007.
(12) Murray Bookchin, « Spring offensives and summer vacations », Anarchos, New York, juin 1972.
(13) Murray Bookchin, The Next Revolution : Popular Assemblies and the Promise of Direct Democracy, Verso, New York, 2015.
(14) Janet Biehl, Ecology or Catastrophe, op. cit.
 
 Source : https://www.monde-diplomatique.fr/2016/07/FERNANDEZ/55910

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